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LeSeur ne quittait pas des yeux la tache rouge formee par l’etrave blindee du Grenfell tandis que le garde-cote canadien, ses moteurs en marche arriere, tentait desesperement d’echapper a la masse gigantesque du Britannia qui glissait a toute vitesse dans sa direction.

La passerelle auxiliaire trembla sur ses bases sous l’effet des pods malmenes par la manoeuvre de Carole Mason. LeSeur n’avait pas besoin de regarder les instruments pour savoir que tout etait fini : il suffisait d’observer les trajectoires des deux bateaux pour comprendre qu’ils allaient se heurter de plein fouet, de la pire facon. Le Grenfell avait ralenti de trois ou quatre noeuds, mais c’etait insuffisant pour echapper au Britannia qui fondait sur lui de toute sa puissance tout en pivotant sur lui-meme sous la poussee laterale des pods.

— Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu…

A cote de LeSeur, le chef mecanicien poursuivait sa litanie a mi-voix, hypnotise par le drame qui se deroulait sous leurs yeux.

La passerelle auxiliaire se trouva a nouveau secouee brutalement et l’inclinaison du paquebot augmenta encore. Les diodes des systemes d’alerte des ponts inferieurs s’etaient allumees, signalant que le bateau embarquait de l’eau et LeSeur reconnut le bruit caracteristique des toles qui se deforment et se dechirent en faisant sauter leurs rivets. La carcasse gigantesque du paquebot, meurtrie, gemissait de toutes parts.

— Mon Dieu… murmura une nouvelle fois le chef mecanicien.

Un grand boum se fit entendre sous leurs pieds, suivi d’un spasme brutal, comme si un geant avait frappe la coque a l’aide d’un marteau. Sous la violence du choc, LeSeur fut projete a terre. Il venait a peine de se remettre a genoux lorsqu’un second boum secoua la passerelle auxiliaire et l’envoya valser contre l’un des coins de la table de navigation, lui entaillant le front. Une photo du Britannia, le jour de son lancement officiel en presence de la reine Elizabeth, s’arracha de la cloison et vola a travers la passerelle en laissant une pluie de debris de verre dans son sillage avant de s’arreter sous le nez de LeSeur. Hebete, il regarda d’un oeil hagard le sourire paisible de la reine saluant la foule de sa main gantee de blanc. Emporte par le sentiment de son propre echec, il sut qu’il avait manque a tous ses devoirs envers la reine, son pays et tout ce en quoi il avait toujours cru. C’etait sa faute si ce monstre avait pris le controle du navire.

Il se releva peniblement en se retenant a la table de navigation et sentit un flux de sang chaud lui couler dans l’oeil. Il s’essuya d’un geste rageur et tenta de recouvrer ses esprits.

Il ne faisait aucun doute qu’il venait de se passer quelque chose. Le pont se redressait rapidement et le Britannia, sortant de son embardee, repartait de toute la vitesse de ses moteurs. Des alarmes se declencherent de tous cotes.

— Qu’est-ce qui a pu.,, ? balbutia LeSeur. Halsey, que s’est-il passe ?

Halsey venait de se relever et il regarda les ecrans des machines, blanc comme un mort.

LeSeur n’eut pas besoin des explications du chef mecanicien pour comprendre ce qui s’etait passe. En les maltraitant de la sorte, Mason avait tout simplement arrache les pods arriere du Britannia qui lui servaient de gouvernail, et le Grenfell se trouvait a present droit devant eux. Le Britannia foncait droit sur lui et la collision etait imminente.

LeSeur se rua sur sa radio.

— Grenfell !hurla-t-il. Marche avant toute, nous n’avons plus de gouvernail !

La recommandation etait inutile. Un bouillonnement d’ecume a l’aniere du Grenfell confirma a LeSeur que son collegue avait compris la situation et le garde-cote pivota sur lui-meme afin de se placer parallelement au Britannia.

La proue du Grenfell rasa de si pres le flanc du paquebot que LeSeur entendit distinctement le gemissement des vagues restees coincees entre les coques des deux batiments. Un concert de toles froissees se fit entendre au moment ou l’aile babord de la passerelle du garde-cote eraflait l’un des ponts inferieurs du Britannia dans une gerbe d’etincelles, et puis le danger s’eloigna aussi vite qu’il etait arrive : les deux batiments venaient de se croiser sans encombre.

Des hourras timides couvrirent brievement les sirenes d’alarme sur la passerelle auxiliaire, auxquels repondirent les cris de joie des gardes-cotes sur le haut-parleur du recepteur VHF.

Le chef mecanicien, le visage degoulinant de sueur, se tourna vers le premier officier.

— Monsieur LeSeur, nos deux pods arriere n’ont pas resiste a l’effort qui leur etait demande…

— Je sais et nous avons une dechirure dans la coque, repliqua LeSeur avec une lueur d’espoir dans la voix. Monsieur Halsey, laissez l’eau penetrer dans les compartiments arriere 6 et 5 et fermez les cloisons etanches intermediaires.

Au lieu d’obeir, Halsey resta plante devant lui sans esquisser un geste.

— Allez !aboya LeSeur.

— Je ne peux pas.

— Et pour quelle raison, nom de Dieu ?

Halsey leva les mains en signe de defense.

— Je ne peux pas, les cloisons etanches se ferment automatiquement, expliqua-t-il en montrant du doigt les ecrans de controle.

— Alors debrouillez-vous pour les rouvrir ! Reunissez une equipe et allez ouvrir les vannes manuellement !

— Je ne peux pas, repeta Halsey d’un air penaud. Il est impossible de les rouvrir quand les compartiments sont inondes et aucun systeme manuel n’a ete prevu.

— Tout ca a cause de ces putains de systemes automatiques ! Que disent les deux autres pods ?

— Ils sont en etat et continuent de fonctionner, mais notre vitesse n’est plus que de vingt noeuds.

— Maintenant que nous avons perdu les pods lateraux, elle ne peut plus compter que sur les machines pour manoeuvrer.

LeSeur se tourna vers l’officier de quart.

— Temps estime avant les Carrion Rocks ?

— A la vitesse et au cap actuel, trente-cinq minutes, monsieur.

LeSeur regarda le gaillard d’avant balaye par la tempete a travers les vitres de la passerelle. Meme a vingt noeuds, ils etaient foutus. Il avait beau se creuser la cervelle, il ne voyait pas comment echapper au desastre.

— Je vais donner l’ordre d’abandonner le navire, laissa-t-il tomber.

Sur la passerelle, tout le monde se figea.

— Excusez-moi, monsieur, mais avec quoi ? s’enquit le chef mecanicien.

— Qu’est-ce que vous croyez ? Avec les canots de sauvetage !

— C’est impossible, s’eleva une voix en retour.

Une voix de femme.

LeSeur se retourna et vit qu’Emilie Dahlberg, la passagere qui faisait partie de la petite equipe montee par Gavin Bruce, venait de rejoindre la passerelle auxiliaire. Il posa sur elle un regard etonne en voyant ses vetements trempes et a moitie dechires.

— Impossible de lancer les canots de sauvetage, expliqua-t-elle, Gavin et Niles Welch en ont fait l’experience a leurs depens, leur canot a explose en touchant l’eau.

— Explose ? repeta LeSeur. Ou sont Liu et Crowley ? Pourquoi ne sont-ils pas venus me faire leur rapport eux-memes ?

— Ils ont ete attaques par un groupe de passagers sur l’entrepont des canots de sauvetage, repondit Dahlberg en respirant fortement. Je ne suis meme pas sure qu’ils soient encore vivants. Les passagers en question ont voulu lancer a la mer un deuxieme canot qui a explose comme le premier en touchant l’eau.

Un silence de mort accueillit ce compte rendu.

LeSeur se tourna vers le premier operateur radio.

— Activez le signal automatique d’abandon du navire, lui ordonna-t-il.

— Mais enfin, monsieur, vous avez entendu ce que vient de nous dire cette dame ? s’interposa Kemper. Ces canots sont de veritables cercueils flottants. Sans compter qu’il faut quarante-cinq minutes pour embarquer les passagers et lancer les canots en temps normal alors qu’il nous reste a peine plus d’une demi-heure. La collision risque d’intervenir au moment ou les passagers attendront tous sur un entrepont plein d’etancons metalliques. Ce sera un carnage. La moitie des gens vont etre projetes a la mer et les autres seront reduits en bouillie.

— Essayons d’en faire entrer un maximum a l’interieur des canots et lancons-les au moment de la collision.

— Si la puissance de l’impact les fait derailler, les canots se retrouveront definitivement coinces sur l’entrepont et ils couleront avec le bateau.

— C’est vrai ? demanda LeSeur a Halsey.

Le chef mecanicien etait livide.

— Oui, je crois, monsieur.

— Quelle autre solution avons-nous ?

— Demander aux passagers de s’enfermer dans leurs cabines et de se preparer a la collision du mieux qu’ils le peuvent.

— D’accord, mais vous me disiez vous-meme tout a l’heure que le bateau coulerait en moins de cinq minutes !

— Profitons de ce laps de temps pour lancer les canots.

— Kemper vient de me dire que le choc risquait de faire derailler ces fichus canots !

LeSeur etait au bord de l’apoplexie et il s’obligea a se calmer.

— Le choc sera moins brutal a vingt noeuds et on peut esperer que certains canots seront encore utilisables, suggera Halsey. Esperons egalement qu’un choc moins violent nous laissera davantage de temps avant… avant que le bateau coule.

— Esperons, esperons ! J’ai besoin de quelque chose de plus concret qu’un peu d’espoir.

— C’est tout ce qui nous reste, j’en ai bien peur.

LeSeur essuya d’une main le sang qui lui coulait dans l’oeil et se debarrassa du liquide poisseux d’un claquement de doigts, puis il se tourna vers l’operateur radio.

— Faites passer une annonce sur les haut-parleurs du bord. Ordre a tous les passagers sans exception de se retirer immediatement dans leur cabine, d’enfiler les gilets de sauvetage qui se trouvent sous les couchettes et de s’allonger sur leur lit en position foetale, pieds en avant, en se protegeant a l’aide de couvertures et d’oreillers. Ceux qui sont dans l’impossibilite de regagner leur cabine ont pour ordre de s’installer dans le premier fauteuil qu’ils trouveront et de se mettre en position d’urgence, tete entre les genoux et mains croisees sur la nuque,

— Bien, monsieur.

— Aussitot apres la collision, ordre leur est donne de rejoindre le point de rassemblement qui leur a ete affecte, conformement aux exercices d’urgence. Interdiction d’emporter quoi que ce soit avec eux a l’exception des gilets de sauvetage. Compris ?

— Oui, monsieur, acquiesca l’operateur radio en reprenant son poste.

Une sirene se declencha, et il transmit les ordres du premier officier sur les haut-parleurs du bord.

LeSeur se tourna vers Emilie Dahlberg.

— Ca vaut pour vous aussi. Je vous demanderai de bien vouloir regagner votre cabine.

Elle l’observa un long moment en silence, puis elle hocha la tete.

— Une derniere chose, madame Dahlberg. Merci de ce que vous avez fait.

Elle s’eloigna et LeSeur regarda la porte de la passerelle se refermer derriere elle avant de poser un oeil noir sur le grand ecran retransmettant les images de la passerelle principale. Une main posee sur la roue tout en actionnant de l’autre les leviers de commande des pods avant, Mason maintenait le cap en ajustant le regime des moteurs.

LeSeur appuya sur la touche de l’interphone reliant entre elles les deux passerelles.

— Mason ? Je sais que vous m’entendez.

Pas de reponse.

— Vous avez vraiment l’intention d’aller jusqu’au bout ?

Pour toute reponse, elle souleva le couvercle d’un petit pupitre, actionna deux interrupteurs et reposa sa main blanche sur les leviers de commande qu’elle engagea au maximum.

Dans le ventre du navire, les machines se mirent a ronfler de plus belle.

— Dieu du ciel, murmura Halsey face aux ecrans de controle. Elle pousse les turbines a fond !

Le paquebot accelera nettement et LeSeur, le coeur serre, vit l’indicateur de vitesse grimper lentement : vingt-deux noeuds, vingt-quatre, vingt-six.

— Comment est-ce possible ? demanda-t-il d’une voix blanche. On a pourtant perdu la moitie de nos propulseurs !

— Elle pousse les turbines bien au-dela de la limite autorisee, expliqua Halsey.

— Jusqu’ou peuvent-elles aller ?

— Difficile a dire. En tout cas, elles depassent les cinq mille tours minute…

Il s’interrompit et posa le doigt sur l’un des ecrans, incredule.

— Elle pousse les quatre diesels pour donner encore plus de jus aux deux derniers pods…

— Au risque de les casser ?

— Oui, mais pas assez vite.

— Combien de temps ?

— A ce rythme, elle peut tenir au moins une demi-heure, peut-etre quarante minutes.

LeSeur posa les yeux sur la carte electronique. Le Britannia avancait a nouveau a pres de trente noeuds et les Carrion Rocks ne se trouvaient plus qu’a douze nautiques.

— Et vingt-quatre minutes lui suffisent, dit-il d’une voix lente.